1759, «L'ANNÉE DES ANGLAIS»
UNE SIMPLE ESCARMOUCHE DE VINGT MINUTES PEUT-ELLE AVOIR RADICALEMENT CHANGÉ LE DESTIN D'UN PEUPLE?
Christian Rioux
24 août 2009
http://www.ledevoir.com/societe/263934/1759-l-annee-des-anglaisDeux siècles et demi après la bataille des plaines d'Abraham, les historiens ne s'entendent toujours pas sur l'importance de cette défaite historique. Événement fondateur pour les uns, simple escarmouche sans conséquence pour les autres, la controverse bat son plein. Après avoir interviewé sur deux continents des historiens québécois, français et britanniques, Christian Rioux nous présente une série de trois articles, dont voici le second, sur cette période cruciale de notre histoire.
«Cest pages ont été déchiré L'année des anglois.» Ainsi s'exprimait le curé de Kamouraska, Joseph Trutaut, pour expliquer à ses supérieurs l'absence des feuillets de l'année 1759 dans les registres d'état civil de sa paroisse.
«On parle de l'année des Anglais exactement comme on parlerait de l'année des sauterelles ou d'une grande épidémie», dit l'historien Gaston Deschênes qui a justement intitulé son récit des destructions britanniques sur la côte sud L'Année des Anglais (Septentrion, 2009). Pour Deschênes, 1759 n'a vraiment rien d'une année comme les autres qui marquerait le passage en douceur de la colonie d'un empire à un autre. C'est même tout le contraire.
Quatre jours avant la bataille des plaines d'Abraham, le 9 septembre 1759, deux corps de rangers sous le commandement du major George Scott, totalisant 1600 hommes, débarquent à Kamouraska et à Montmagny pour détruire tout ce qu'ils trouvent sur leur passage. Les troupes britanniques ont déjà ravagé les fermes de la côte de Beaupré, de Baie-Saint-Paul et de La Malbaie afin de couper Québec de toute source d'approvisionnement et de mettre fin au harcèlement que les habitants pratiquent contre l'armée anglaise.
«Je ne suis pas certain de savoir pourquoi, quelques jours avant la bataille des Plaines, Wolfe fait mettre le feu aux fermes de la côte sud, dit Deschênes. Mais il n'avait pas caché son intention de "voir la vermine canadienne saccagée", de semer la "famine" et la "désolation", et même d'expédier en Europe le plus grand nombre possible de Canadiens. Chez ces derniers, on craignait la déportation.»
Plus direct que la plupart de ses collègues québécois, l'historien anglais Jonathan R. Dull n'hésite pas à écrire que Wolfe fit preuve de la même «cruauté» au Canada qu'il avait manifestée dans la répression sauvage de la révolte écossaise de 1745-1746.
Pourtant, en ce début du mois de septembre, les choses vont mal pour les Anglais. Deux mois de siège n'ont guère donné de résultats. Le 24 juin, c'est pourtant une véritable armada de 250 navires, chargés de 15 000 marins, 2000 canons et 8500 soldats d'élite, qui arrivait au large de Québec. «Tout dépendait de la prise de Québec et du lancement de ce qu'Amherst voyait comme une gigantesque invasion destinée à coincer les derniers défenseurs de la Nouvelle-France à Montréal», écrit l'Américain Fred Anderson. La ville est bombardée pendant deux mois, mais une première tentative de débarquement est vaillamment repoussée à Montmorency. Malade et déprimé, Wolfe n'a plus que quelques jours de sursis avant que les navires de l'amiral Saunders ne quittent le Saint-Laurent pour éviter d'y passer l'hiver.
UN COUP DE POKER
«Il suffisait de tenir encore un peu pour que Wolfe soit obligé de repartir, dit l'historien français André Zysberg. C'est alors que le général anglais tenta un coup de poker insensé en débarquant à l'Anse-au-Foulon et en escaladant la falaise avec 4500 hommes et des canons.» L'historien Gérard Saint-Martin évoque un «acte presque désespéré». Les détails de la bataille sont connus et ne prêtent guère à débat. Montcalm arrive aussitôt et décide d'engager le combat.
Le marquis n'a jamais connu la défaite. Pourtant, la journée du 13 septembre sera surnommée celle de «toutes les erreurs» par l'historien Guy Frégault. «On n'a jamais compris pourquoi Montcalm est sorti au lieu d'attendre tranquillement les renforts de Bougainville dont les troupes d'élite étaient stationnées à Cap-Rouge à 11 km, dit Zysberg. Ni pourquoi il a engagé la bataille en terrain découvert alors que ses miliciens ne comprenaient pas ce combat traditionnel à l'européenne.»
Le combat à l'européenne, où les soldats avancent en rangées sur un terrain découvert, est une mécanique réglée au quart de tour qui ne souffre pas l'improvisation et que les soldats britanniques maîtrisent parfaitement. Wolfe avait tout intérêt à rechercher un tel affrontement. Au contraire, les miliciens canadiens habitués à la «guerre à l'indienne» se couchent dès que l'adversaire ouvre le feu. Ils courent dans tous les sens, ce qui rompt les rangs et crée un effet de pagaille.
La bataille fait 150 morts, 193 blessés et 370 prisonniers chez les Français. Les Britanniques ont 61 morts et 603 blessés. Ces chiffres font dire à André Zysberg que l'affrontement n'a pas pu durer seulement vingt minutes. «Je me demande toujours ce qui a déterminé le geste de Montcalm, s'interroge Charles-Philippe Courtois, professeur d'histoire au Collège militaire de Saint-Jean. Ce geste relevait-il du désespoir ou visait-il vraiment à empêcher les troupes de Wolfe de prendre position sur les Plaines? On sent que la victoire tenait à peu de chose. Certes, à cause de la disproportion des forces, il était inévitable que la Nouvelle-France soit amputée, mais il demeurait certainement possible pour la France de conserver un noyau dur autour du Québec et de l'Ontario.»
La brièveté de l'affrontement a fait dire à plusieurs que la bataille des plaines d'Abraham n'avait été qu'une escarmouche sans grandes conséquences. Elle fait pourtant plusieurs centaines de morts, dont Montcalm et Wolfe, et entraîne quelques jours plus tard la capitulation de Québec où la population est affamée et découragée.
Cette capitulation aussi reste énigmatique. Certains historiens pensent que Ramezay aurait pu attendre des renforts puisque le gros des forces françaises, stationnées à Beauport, était toujours disponible. D'ailleurs, l'année suivante, venu de Montréal, le chevalier de Lévis, fort de 7000 hommes, remportera la bataille de Sainte-Foy. Les Britanniques iront se réfugier derrière les remparts de Québec en attendant des renforts. Lorsque, le 9 mai en fin de matinée, une frégate britannique est en vue de Québec, le sort de la colonie est vraiment scellé.
UN NON-ÉVÉNEMENT?
«Si les Français avaient envoyé trois ou quatre frégates au printemps, on ne parlerait pas de défaite», dit Denis Vaugeois. Une flottille française de six bâtiments est bien partie de Bordeaux, mais elle sera interceptée et détruite dans la baie des Chaleurs. Pour Vaugeois, il faut réexaminer la place centrale accordée depuis longtemps à la bataille des plaines d'Abraham. «Ce n'est qu'une défaite entre deux victoires, celle de Montmorency et celle de Sainte-Foy, dit-il. On n'est même pas sûr que Montcalm a donné l'ordre de tirer. La grosse bataille a été celle de Montmorency. C'est là que les Anglais ont essuyé leurs plus grandes pertes. L'année suivante, la bataille de Sainte-Foy dura trois heures, elle.»
Selon Vaugeois, qui se fait probablement un peu provocateur, la bataille des Plaines serait une pure construction médiatique. «C'est un non-événement. Une construction des médias et de l'opinion publique britannique. Les gravures de l'époque exagèrent tout. L'affrontement a été grossi parce que Wolfe est mort au combat. On lui a littéralement fabriqué une mémoire. Au fond, Québec ne capitule pas à cause des Plaines, mais parce qu'elle ne reçoit pas de ravitaillement.»
Historien de l'Assemblée nationale du Québec, Christian Blais n'est pas du tout de cet avis. Selon lui, la bataille des plaines d'Abraham reste le tournant de la Conquête. Conquête qui ne saurait d'ailleurs se résumer à un banal changement de régime puisque les Canadiens de cette époque se considéraient toujours comme des Français, même si leur identité canadienne était en construction. Des vieillards et des enfants ne s'étaient-ils pas portés volontaires pour défendre Québec?
«Il n'était pas écrit que Montcalm allait perdre, dit Blais. Au contraire. La population savait que le siège s'en venait. On s'y préparait avec tous les moyens disponibles, car on savait que Québec était la clef du Saint-Laurent et de la Nouvelle-France.»
Ce qui fait dire à Christian Blais que l'affrontement des Plaines a été déterminant, c'est que jusque-là, les Canadiens avaient conservé l'espoir d'une victoire.
«La bataille dure peut-être vingt minutes, mais elle survient après 63 jours de bombardements. On manque de munitions et de vivres. La ville, qui a déjà résisté à tant d'assauts, est détruite et la population malade. C'est la défaite des Plaines qui brise complètement le moral des combattants. Toute leur vie, les Canadiens avaient appris que les Anglais voulaient détruire leur Église et conquérir leur pays. Ils savaient que, quelques années plus tôt, les Acadiens avaient été déportés. La population perçoit la bataille des Plaines comme une véritable défaite. En entrant dans Québec, le général James Murray constate lui-même la démoralisation de la population. La chute de la capitale, c'est la chute de la colonie!»
LA CARTHAGE D'AMÉRIQUE
Pour Christian Blais, cette victoire symbolique, à défaut d'être totale, est déterminante à cause du statut politique et géographique de la capitale. «Québec est considéré comme une citadelle inexpugnable protégée par le fleuve, dit-il. La chute de Québec est déterminante parce que c'est la ville qui contrôle le fleuve. Après sa chute, Montréal ne peut plus être ravitaillé. Or, le but de cette guerre, c'est l'accès au réservoir de pelleteries de l'Ohio.» Un journal de Boston clame: «C'est la chute de la Carthage d'Amérique».
On s'entend pour dire que si, en mai 1760, des secours français étaient parvenus à Québec avant les bateaux anglais, le sort de la colonie aurait pu être différent. Mais la France était-elle en mesure de secourir sa colonie? Selon le spécialiste britannique de l'histoire maritime Nicholas Roger, quelle que soit l'importance de la bataille des Plaines d'Abraham, le sort de la colonie n'a pas été scellé à Québec, mais à Lagos et à Brest.
«En 1759, Wolfe et Montcalm ont fait beaucoup de bêtises, dit-il. La guerre a été gagnée par celui qui en a fait le moins. Mais l'essentiel, c'est la chute de la marine anglaise après la bataille de Lagos, au Portugal, et des Cardinaux, dans la baie de Quiberon à Brest. La marine française est alors anéantie. La marine, c'est un peu comme l'aviation aujourd'hui. Celui qui contrôle les mers contrôle l'Amérique. On ne peut pas tenir l'Amérique sans une marine performante. Après ces deux défaites, la France n'a pratiquement plus de marine. À côté de Lagos et de la baie des Cardinaux, la bataille des plaines d'Abraham apparaît comme un détail.»
Un détail qui va pourtant changer la face de l'Amérique. Selon le politologue Christian Dufour, cette bataille que l'on a eu tendance à réduire à une escarmouche est plus importante que la défaite de Waterloo. Dans Le Défi québécois (PUL), il écrit qu'elle est «le premier signal clair [...] que l'hégémonie mondiale est en train de passer de la France à l'Angleterre: l'Amérique sera anglo-saxonne.»
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DÉFAITE OU CESSION?
UNE FOIS LA NOUVELLE-FRANCE VAINCUE SUR LE CHAMP DE BATAILLE, LA PARTIE VA SE REJOUER DANS LES NÉGOCIATIONS DU TRAITÉ DE PARISChristian Rioux
25 août 2009
http://www.ledevoir.com/international/264047/defaite-ou-cessionDeux siècles et demi après la bataille des plaines d'Abraham, les historiens ne s'entendent toujours pas sur l'importance de cette défaite historique. Événement fondateur pour les uns, simple escarmouche sans conséquence pour les autres, la controverse bat son plein. Après avoir interviewé sur deux continents des historiens québécois, français et britanniques, Christian Rioux nous présente une série de trois articles, dont voici le dernier, sur cette période cruciale de notre histoire.
«On ne peut, Monseigneur, dépeindre au naturel la douleur et l'amertume qui s'est emparée de tous les coeurs à la nouvelle de ce changement de domination; on se flatte que quelque révolution que la Providence suscitera nous remettra dans nos droits.» C'est en ces termes qu'une religieuse de l'Hôpital général de Québec accueille la nouvelle de la cession du Canada à l'Angleterre en 1763.
Car la capitulation n'est pas la fin de l'histoire de la Nouvelle-France. Celle-ci survit dans les coeurs. «La victoire des Canadiens à Sainte-Foy, le 28 avril 1760, sous le commandement du chevalier de Lévis a beau être une belle revanche, elle ne change rien à la défaite. Elle n'aurait pas eu lieu que ça n'aurait rien changé», dit l'historien Gaston Deschênes. La capitulation est fêtée à Londres, à New York et à Albany dans un «délire de célébrations», écrit l'historien américain Fred Anderson.
«Mais rien n'est joué, explique Denis Vaugeois. Il n'est pas du tout assuré que l'Angleterre conserve la Nouvelle-France. Même le général James Murray est d'avis qu'il faut rendre le Canada à la France pour éviter l'indépendance américaine. L'hypothèse est tellement sérieuse qu'il y aura un vote au Parlement britannique pour dire qu'il faut garder le Canada et rendre à la France les îles à sucre des Antilles.»
Les historiens sont loin de s'entendre à ce propos. Selon l'historienne Françoise Le Jeune, de l'Université de Nantes, lorsque le duc de Choiseul arrive aux Affaires étrangères, en 1758, l'affaire est déjà entendue. «Choiseul est proche du discours de Voltaire selon qui "La France peut être heureuse sans Québec". Il commence d'ailleurs par faire les comptes et découvre qu'il y a beaucoup de corruption. Ses écrits sont très méprisants à l'égard du Canada.»
Selon l'historienne, la France n'a jamais cherché à conserver le Canada et ne fera rien en ce sens lors des négociations. Le 22 février 1762, le commissaire britannique Egremont reçoit une lettre de la main de Choiseul, devenu ministre de la Marine, affirmant que le roi «trouve juste que l'Angleterre conserve le Canada». Il faut dire que la France ne perdra pas que le Canada, mais aussi le Cap-Breton, les îles du golfe du Saint-Laurent (sauf Saint-Pierre et Miquelon), le Sénégal, l'Hindoustan (à l'exception de cinq comptoirs) et une partie des Antilles. La France doit aussi évacuer l'Allemagne et raser ses fortifications de Dunkerque. Elle n'a plus le droit d'armer ses possessions en Inde. Enfin, elle cède la Louisiane à l'Espagne en dédommagement de la Floride cédée à l'Angleterre. Seules la Martinique, la Guadeloupe, Sainte-Lucie et Haïti reviennent à la France.
PAR PERTES ET PROFITS
«On est sur un échiquier mondial, tout va se décider à Paris comme en 1713, 1729 et 1748, dit Denis Vaugeois. Autour de Choiseul, on trouve que le Canada coûte cher et ne rapporte rien. En signant le traité de Paris, les Français étaient aussi convaincus d'ouvrir la porte à l'indépendance américaine. Une fois la menace française vaincue, les 13 colonies pouvaient se débrouiller seules. D'ailleurs, en signant, Choiseul aurait dit: "Nous les tenons!".»
Il faut se méfier de la thèse de l'abandon, affirme l'historien Christian Blais. «L'émotion nous joue parfois des tours dans ce domaine, dit-il. N'oublions pas qu'en 1760, un Anglais sur 20 a de la famille en Amérique alors qu'en France, ce n'est qu'un Français sur 200. Il n'est pas surprenant que le Canada ait mauvaise presse en France. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, ce genre de tractations fait partie de l'ordre des choses.» Blais souligne que, si les Français n'ont pas envoyé beaucoup de colons en Nouvelle-France, les Anglais ne feront pas mieux dans les cinquante premières années du régime britannique.
Spécialiste de l'histoire militaire, Gérard Saint-Martin rejette l'idée de l'abandon. «Quand on voit comment la France a fêté la victoire de Carillon, on voit bien que la France tenait à la Nouvelle-France, dit-il. Lors des négociations, la France avait la tête dans les épaules. Elle n'a pas eu d'autre choix que de subir le choix du vainqueur.»
En France, l'ancien secrétaire d'État à la Marine Nicolas Berryer et l'officier François-Charles de Bourlamaque souhaitent conserver le Canada. Ils sont soutenus par quelques chambres de commerce, notamment celle de Bordeaux pour qui le Canada représente un pactole. Selon Jonathan R. Dull, Choiseul n'a jamais contesté la cession du Canada, car «il comprenait que c'était apparemment sans espoir». D'après cet historien britannique, la Grande-Bretagne n'aurait jamais laissé échapper le Canada, même en échange de la Guadeloupe, pourtant beaucoup plus riche. En fait, le véritable enjeu des négociations pour la France aurait consisté à préserver sa pêche sur les bancs de Terre-Neuve, ce qu'elle obtiendra en conservant Saint-Pierre et Miquelon. De cette pêche, dit Dull, dépendait la capacité de la France de conserver une flotte et de demeurer une puissance maritime. En 1763, Pitt déplorera d'ailleurs cette concession sans laquelle, disait-il, la France aurait mis un siècle à se remettre.
«La France n'a pas la main haute sur les négociations, confirme Nicholas Roger. Elle ne fera pas beaucoup d'efforts pour regagner le Canada qui ne lui a jamais rien rapporté. C'est une décision parfaitement rationnelle pour l'époque et il n'y a pas lieu de s'en émouvoir.»
Parmi les conséquences indirectes de la Conquête, il faut absolument ranger l'indépendance des États-Unis, dit-il. «1759, c'est la porte ouverte à l'indépendance américaine. En 1763, le grand débat à Londres consiste à se demander s'il ne serait pas bon de laisser une menace française au nord de la Nouvelle-Angleterre afin de freiner l'indépendance des 13 colonies.»
UNE CONQUÊTE PROVIDENTIELLE?
Après la Conquête, le Canada perd 6 % de sa population, dont les familles les plus riches et les plus instruites. Pour les Amérindiens, la Conquête est une catastrophe, dit Denis Vaugeois, car elle met fin à l'important système d'alliances qui permettait aux Français de contrôler un territoire immense. Refusant de prêter allégeance à un nouveau roi, le chef des Outaouais, Pontiac, prendra d'ailleurs la tête d'une révolte. L'historien américain Fred Anderson a vu dans cette «guerre qui a fait l'Amérique» l'effondrement ultime de «la capacité des peuples autochtones de résister à l'expansion des colons anglo-américains».
Dès le début du régime anglais, le gouverneur Murray dira à la population française qu'elle devrait se réjouir d'être passée de l'absolutisme français à un régime plus libéral. À côté des malheurs redoutés, le conquérant fait d'abord preuve de bienveillance. De nombreux historiens sérieux, comme Marcel Trudel et Louise Dechêne, en ont conclu que la Conquête avait finalement été un bienfait pour les Canadiens. L'ouvrage posthume de Louise Dechêne, Le Peuple, l'État et la Guerre au Canada sous le régime français (Boréal), illustre néanmoins comment les Canadiens de cette époque, dont l'identité était en formation, s'identifiaient toujours fortement à la France et à son roi.
Les publications récentes de l'historien Christian Blais ont cependant permis de découvrir que la Nouvelle-France n'était peut-être pas le régime absolutiste que l'on a décrit. La Nouvelle-France avait elle aussi ses syndics de commerçants où les élites pouvaient pétitionner et se faire entendre, dit l'historien.
«L'idée de la conquête "providentielle" a été grandement favorisée par le contexte de l'époque, comme la crise économique qui sévissait dans les années 1750 et la corruption de l'intendant Bigot. C'est le gouverneur Murray qui a annoncé à la population que la France n'honorerait plus sa monnaie de papier. Pourtant, pour le peuple ordinaire et la paysannerie, il n'y avait pas vraiment plus de démocratie sous le régime anglais. Après 1759, les syndics furent dissous. Murray avait le pouvoir de créer une assemblée, mais il ne l'a pas fait. En 1791, le juge en chef de la Province of Quebec, William Smith, affirmait d'ailleurs que, si cette conquête avait été providentielle, c'est parce qu'elle avait sauvé les Canadiens de la... Révolution française. Il faudrait savoir!»
Le politologue Christian Dufour a expliqué comment, contrairement à une simple défaite, une conquête est «une catastrophe absolue pour un peuple» qui l'atteint «au coeur même de son identité collective». Cette idée a longtemps été défendue par l'historien Maurice Séguin dont la thèse de doctorat a démontré que la Conquête avait forcé les Canadiens à se réfugier dans l'agriculture sous la protection de l'Église. Un demi-siècle plus tard, c'est aussi l'opinion de l'historien britannique Jonathan R. Dull, que l'on ne peut guère soupçonner de partisanerie.
«Pour les Français du Canada, la fin de la Nouvelle-France fut tragique, écrit Dull. La société aventureuse et plutôt égalitaire des voyageurs [coureurs des bois] perdit son esprit d'initiative et sa confiance en elle pour se replier sur les valeurs du terroir et de la religion. [...] Certains peuvent préférer les Québécois calmes et paisibles du XIXe siècle à leurs ancêtres brutaux. Mais la tragédie, c'est que nous ne saurons jamais ce que cette société serait devenue si elle avait eu la chance d'évoluer librement.»
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LA BATAILLE DES PLAINES D'ABRAHAM, 250 ANS PLUS TARD UN CHAPITRE DU PREMIER CONFLIT MONDIALChristian Rioux
22 août 2009
http://www.ledevoir.com/politique/263785/la-bataille-des-plaines-d-abraham-250-ans-plus-tardUn acte de la bataille des plaines d’Abraham à Québec, en 1759: sous le commandement de Wolfe, les soldats britanniques débarquent à l’ouest de Québec afin de prendre les défenseurs de la ville par surprise.
Deux siècles et demi après la bataille des plaines d'Abraham, les historiens ne s'entendent toujours pas sur l'importance de cette défaite historique. Événement fondateur pour les uns, simple escarmouche sans conséquence pour les autres, la controverse bat son plein. Après avoir interviewé sur deux continents des historiens québécois, français et britanniques, Christian Rioux nous présente une série de trois articles sur cette période cruciale de notre histoire.
Dans la crypte du Panthéon, au coeur du Quartier latin, le tombeau de Louis-Antoine de Bougainville ne repose pas très loin de celui de Voltaire. Est-ce pour faire oublier les «quelques arpents de neige» que cette cathédrale laïque, qui accueille les plus grands noms de l'histoire de France, a senti le besoin de souligner la carrière du grand explorateur par une citation déplorant la perte du Canada? Car, avant de faire le tour du monde, Bougainville avait commencé sa carrière militaire dans la vallée du Saint-Laurent.
Lorsqu'il arrive au Canada comme aide de camp de Montcalm, la mécanique qui mènera inexorablement à la bataille des plaines d'Abraham est déjà bien engagée, explique l'historien français Gérard Saint-Martin. «Loin d'abandonner le Canada, dit-il, la France y dépêche quelques-uns de ses meilleurs généraux. Même que Montcalm fera souffler la tempête dans la région. Les Français sont alors à l'offensive.»
Déclarée officiellement en 1756, la guerre de Sept Ans, qui mènera à la défaite des plaines d'Abraham, a en réalité débuté quelques années plus tôt au Canada. Du côté des Grands Lacs et de l'Ohio, où ils ont établi plusieurs forts, les Français mènent une guerre d'escarmouches contre les colons anglais. Avec leurs alliés amérindiens, ils les harcèlent par des raids violents qui sèment la terreur et suscitent chez les Américains une véritable soif de vengeance contre «les Sauvages et les papistes», dit le spécialiste britannique de l'histoire maritime Nicholas Rogers.
«La guerre de Sept Ans sera pour ainsi dire déclenchée par accident, dit-il. On n'avait pas vraiment de projet de guerre de part et d'autre. Comme les communications sont très lentes, les risques de dérapage sont grands. La politique à long terme de la France, c'est d'établir des liens avec la Louisiane. Celle des colons anglais, mais pas nécessairement de Londres, consiste à s'étendre à l'ouest. Vu les distances, il arrive souvent que les colons français et américains font des gestes qu'on ne souhaite pas nécessairement à Londres et à Paris.»
LA FRANCE À L'OFFENSIVE
L'implantation française en Ohio et sur les Grands Lacs devient vite insupportable pour les 13 colonies britanniques. Elle les coupe du lucratif commerce des fourrures et bloque leur expansion vers l'ouest. Depuis la guerre de Succession d'Autriche, terminée en 1748, on sait que seule la prise de la vallée du Saint-Laurent permettra de lever cet obstacle. En 1755, après avoir repoussé 1200 soldats britanniques au fort Duquesne, les Français découvrent dans la sacoche du major général Braddock un plan d'invasion de la colonie en tous points semblable à celui qui sera couronné, quatre ans plus tard, par la défaite des plaines d'Abraham. Reste à convaincre Londres d'y consacrer les millions que requiert une telle offensive. Ce qui ne réussira qu'avec l'arrivée de William Pitt en 1756. Rappelé par George II l'année suivante, après que les Britanniques eurent essuyé plusieurs défaites, il fait voter un budget de guerre colossal de 80 millions de livres sterling, 25 fois le budget que mobilisera la France.
«Ce qui frappe au début de la guerre de Sept Ans, c'est que les Français remportent victoire sur victoire, dit Gérard Saint-Martin. Ils mènent la guerre à l'indienne et sèment la désolation chez les colons. C'est ainsi, grâce à une stratégie d'alliances complexes, qu'ils peuvent régner sur une superficie qui recouvre 31 des 50 futurs États américains.»
Pour l'historien québécois Denis Vaugeois, ces victoires tiennent essentiellement aux divisions qui règnent entre les 13 colonies américaines et surtout à l'alliance militaire qui unit les Canadiens aux tribus amérindiennes. «Quand les Français construisent un fort, c'est pour pétuner [fumer, priser du tabac, NDLR] avec les Indiens, dit-il. Quand les Anglais en construisent un, c'est pour s'en protéger. Les jeunes Canadiens sont très combatifs et même cruels. Habitués à la forêt, ils valent deux ou trois Britanniques.» Mais, dit-il, le déséquilibre démographique est très important. Les 70 000 Canadiens font face à 1,5 million de colons américains. «Ça ne peut pas durer!»
DÉSÉQUILIBRE DÉTERMINANT?
Les experts ne s'entendent pas sur le caractère déterminant de ce déséquilibre démographique. Pour de nombreux historiens québécois, qui s'inscrivent dans la tradition du grand historien Guy Frégault, auteur de l'ouvrage majeur sur cette période de notre histoire (La Guerre de la Conquête, 1754-1760, Fides), il révèle le peu d'intérêt que portait la France à ses colonies américaines. Largement acceptée au Québec, cette thèse a moins d'écho en Europe, où elle est parfois vivement contestée.
Pour l'historien britannique Nicholas Rogers, ce déséquilibre démographique ne compte pas vraiment. D'abord, les colons américains sont surtout concentrés dans le sud. Ensuite, dit Rogers, c'est sur les plans politique et militaire que tout va se jouer. «Il y a une vraie disproportion dans les populations, mais sur le plan militaire, la France possède des troupes régulières alors que la Nouvelle-Angleterre n'a que des milices locales peu entraînées. On peut même penser que la France, deux fois plus populeuse que l'Angleterre et principale puissance sur le continent, a l'avantage. Bien sûr, depuis 1748, l'Angleterre a une supériorité sur les mers, mais il n'est pas évident que ça va durer.»
Rogers n'est pas le seul à remettre en cause la thèse selon laquelle, à cause du déséquilibre démographique, les jeux étaient faits bien avant la bataille des plaines d'Abraham. Selon André Zysberg, professeur d'histoire à l'Université de Caen, «il n'y avait pas de fatalité dans cet affrontement entre Français et Britanniques. Bien sûr, le traité d'Utrecht signé en 1713 cédait la baie d'Hudson et l'Acadie à l'Angleterre. Cela représentait déjà un premier démantèlement de la Nouvelle-France. Mais la démographie n'a pas du tout été déterminante. Les miliciens canadiens se battaient très bien et ils avaient l'appui des Indiens. Ce qui fut primordial, c'est que les Français durent se battre sur trois fronts en même temps: contre la Prusse, sur les mers et dans les colonies.»
PREMIER CONFLIT MONDIAL
Alors que la France se bat sur tous les fronts, la Grande-Bretagne, dirigée par son premier ministre William Pitt, a clairement choisi son objectif: le Canada. La France centre sa stratégie sur le continent et caresse un temps l'idée d'un débarquement en Grande-Bretagne pour lequel elle garde précieusement ses rares navires qui n'ont pas été coulés par les Britanniques. En 1758, Frédéric II, à bout de force, demande à l'Angleterre d'ouvrir un deuxième front. Dès lors, William Pitt répond à toutes les demandes du puissant lobby américain qui veut en finir avec la Nouvelle-France.
L'auteur de l'étude la plus récente et la plus complète sur la guerre de Sept Ans n'est ni québécois ni canadien. C'est un Britannique dont le livre, La Guerre de Sept Ans. Histoire navale, politique et diplomatique (Les Perséides, 2009), a récemment été récompensé par le prix France-Amériques. Jonathan R. Dull reprend la formule de Winston Churchill selon qui cette guerre fut le «premier conflit véritablement mondial». Cela signifie que les deux protagonistes avançaient leurs pions sur tous les continents en même temps.
Dull n'hésite pas à critiquer ouvertement l'approche des historiens canadiens-français qui, dit-il, «ont eu tendance à projeter leur ressentiment sur la guerre de 1754-1763, convaincus que la France s'était laissé distraire par une guerre européenne et qu'elle n'avait pas fait assez pour sauver le Canada». Au contraire, selon lui, «la France a fait de grands efforts, peut-être trop, pour sauver le Canada. Jusqu'à se laisser entraîner dans une guerre européenne».
C'est aussi l'opinion de l'ancien militaire Gérard Saint-Martin, qui estime que la France a dépêché au Canada quelques-unes de ses meilleures recrues, comme Montcalm, Vaudreuil et surtout Lévis. On sait cependant que le torchon brûlait entre le gouverneur général Vaudreuil, né au Canada et partisan de la guerre à l'indienne, et le marquis Montcalm, un spécialiste de la guerre en rangées à l'européenne.
L'historien français Jean-Pierre Poussou exprime une opinion semblable à celle de Dull lorsqu'il écrit: «On a assez souvent incriminé la politique menée par Louis XV et ses ministres, et on l'a rendue responsable de la perte du Canada. En fait, les dépenses françaises ont été considérables et, comme on le verra, ce n'est pas ainsi que fut jouée et perdue la partie. Elle le fut sur le plan maritime dans la mesure même où il était devenu très difficile d'amener davantage de secours au Canada.»
Lorsque Bougainville retourne en France le 20 décembre 1758 pour demander de l'aide, il se fait répondre qu'on ne peut pas s'occuper des écuries lorsque la maison brûle. À l'aube du siège de Québec, la colonie ne recevra que quelques navires chargés de nourriture, de munitions et de 350 soldats. «L'objectif de la France consiste d'abord à retarder l'avance des Anglais et à les empêcher de conquérir le Canada en une seule campagne», écrit Jonathan R. Dull.
Pourtant, à Québec, rien n'est joué et tout est encore possible.